Cameroun : Enquête au cœur du système de passation des marchés au gré à gré

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Engins et ingénieur sur un Chantier de construction d'une route

A lui seul, Ben MODO, représente ce qu’on peut considérer comme étant l’incarnation du gré à gré. Le Directeur général de Prime POTOMAC, une entreprise de BTP chargée de réaliser six marchés dont quatre stades et deux hôtels, est aujourd’hui, contraint de garer ses engins. Malgré les 26 milliards de FCFA promis (il n’a reçu qu’environ 20 milliards) pour la réalisation desdits chantiers, le bilan est plutôt mitigé. Au moment où les travaux sont passés en régie, le taux de réalisation était de 42% pour l’hôtel de la Bénoué et 32% (Chiffres d’octobre 2019) pour l’hôtel de 100 chambres. Le patron de l’entreprise américaine se défend de n’avoir pas reçu suffisamment de moyens pour accomplir sa tâche. Le gouvernement, à travers le Ministère du Tourisme et des Loisirs (MINTOUL) quant à lui, parle d’une incapacité de l’entreprise à réaliser les travaux. Si cette dernière raison est contestable, tous les acteurs s’accordent sur une chose : le mode d’attribution du marché n’a pas suffisamment pris en compte les spécificités des tâches à réaliser, de même qu’il n’a pas épluché la capacité ou non qu’avait cette entreprise presqu’inconnue du secteur, à livrer, à temps, l’ensemble de ses chantiers.

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Si le Directeur général de Prime POTOMAC illustre à ce point le parcours des marchés passés au gré à gré, c’est parce que toutes les étapes de ses projets résument clairement ce mode d’attribution. « Un marché passé sans appel d’offres, après autorisation préalable de l’autorité chargée des marchés publics, pour les travaux, fournitures ou services et prestations intellectuelles qui, dans le cas d’urgence impérieuse motivée par un cas de force majeure, ne peuvent subir les délais d’une procédure d’appel d’offres », comme le dispose si bien la loi.

Le gré à gré

Lorsqu’il est lancé en 2005, le gré à gré est motivé par la nécessité réduire les barrières administratives pour permettre, aux entreprises qui en ont la capacité, de réaliser des travaux classés urgent. Au Ministère des Marchés publics (MINMAP), mais aussi dans la plupart des départements ministériels qui ont sollicité et obtenu l’autorisation d’attribuer un marché au gré à gré, il règne une sorte d’omerta autour du nombre de marchés passés à ce jour, et des montants attribués. Mais des sources généralement bien introduites au sein de ses administrations font savoir que c’est plus de 3 000 milliards de FCFA qui ont été attribués sous forme de marché (mais pas totalement payés) à différentes entreprises sur différents chantiers répartis sur l’étendue du territoire national.

En janvier 2019, Abba Sadou, ex-MINMAP, répondant aux accusations de corruption formulés par le rapport de la Commission nationale anti-corruption (CONAC), avait levé un pan de voile sur cette poudrière. Dans une correspondance adressée au président de la CONAC, le ministre déchu expliquait notamment qu’à la faveur de la réforme du secteur des marchés publics entrée en vigueur à partir de l’année 2011, le volume des contrats passés de gré à gré est passé de 46% à seulement 14%, se rapprochant ainsi de la norme internationale de 10%. Grâce à « la réforme la plus pertinente et la plus productive jamais impulsée dans ce secteur», l’Etat du Cameroun avait, de ce fait, pu réaliser « plus de 600 milliards FCFA d’économie budgétaire en sept ans de mise en œuvre de la réforme, grâce à la valorisation systématique de la mise en œuvre de la concurrence ».

Cas pratiques

Si le nombre de marchés passés et les coûts prévisionnels restent soumis à la Loi du silence, certains, révélés par les réseaux sociaux, défraient la chronique. Le marché de la Pénétrante Est de Douala, les chantiers de la Coupe d’Afrique des Nations (CAN 2019), sont aujourd’hui des cas pratiques de l’échec de ce mode d’attribution. « Il m’est difficile de vous donner une proportion exacte, mais sur l’ensemble des marchés passés au gré à gré, vous ne trouverez pas 20% qui ont été réalisés et livrés. La plupart des marchés, qu’ils soient passés dans le cadre de la CAN ou dans une période antérieure à la CAN sont soit inachevés, soit à peine lancés. Et je peux vous assurer que dans certains cas, plus de 50% des ressources financières ont été débloquées », confie une source généralement bien introduite au MINMAP.

Mais, tente-t-elle de relativiser, lorsqu’on observe la répartition des marchés passés au gré à gré dans les régions, on constate effectivement que dans certaines régions sinistrées, le gouvernement a joué la carte de l’urgence, en favorisant les marchés passés au gré à gré, au détriment des autres marchés . « C’est le cas notamment de la région du Nord-Ouest qui, entre 2015 et 2019, s’est vue attribuer des marchés pour plus de 12,727 milliards de FCFA. Ceci seulement dans le volet infrastructures routières », conclut-elle. Ce qui représente trois fois plus que ce qui a été attribué à des régions comme celle de l’Est (4, 590 milliards de FCFA), qui vit une crise sécuritaire, mais pas d’égale importante.

Mais ce n’est pas uniquement dans le secteur routier que les marchés passés au gré à gré ont été attribués à la pelle. Ces derniers jours, le marché portant sur la construction de l’immeuble siège de l’Agence Nationale d’Appui au Développement forestier (ANAFOR) est au cœur du débat. Dans un reportage diffusé sur les antennes de la télévision Equinoxe, l’ingénieure française Marlyse Botondi, adjudicataire dudit marché, se plaint d’avoir été ruinée. Son investissement de 650 millions de FCFA dépensé comme avance de financement du chantier, ne lui a jamais été remboursé. Malgré les nombreux décaissements faits à son nom, a-t-elle conclu.

Stades, routes, écoles parkings…, les marchés passés sous la forme du gré à gré touchent à presque toutes les prestations. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la nécessité de répondre à l’urgence, en confiant à une entreprise compétente le soin de réaliser un marché n’a pas apporté les fruits escomptés. Ce qui, pour certains experts, conduit à une seule conclusion : « Le gré à gré est un modèle d’attribution qu’il faut interdire au Cameroun. Pour rester dans le mode concurrentiel d’attribution qui, au moins, nous garantit qu’on a fait le choix entre plusieurs entreprises, sur des paramètres objectifs ».

Frégist Bertrand TCHOUTA

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