27 septembre 2021. Il est un peu plus de 15 heures, lorsque la Mercedes noire d’Emmanuel Nganou Djoumessi, Ministre des Travaux Publics (MINTP), tutelle administrative du Parc National de Matériel de Génie Civil (MATGENIE) s’immobilise devant le portail de l’entreprise située au carrefour de la « Montée du Parc ». Ici, depuis plusieurs semaines, des personnels (hommes et femmes en fonction et plusieurs autres retraités) bloquent l’entrée de l’entreprise pour revendiquer le paiement de leurs arriérés de salaires, les pensions vieillesses, et d’autres griefs liés au management de l’actuel Directeur général, Désiré ABOGO NTANG. Depuis le déclenchement du mouvement d’humeur, des contacts entre le membre du gouvernement et des représentants des grévistes ont eu lieu. Mais c’est la première fois que Nganou Djoumessi arrive sur les lieux de la manifestation. Devant des employés déchaînés en ce lendemain de rentrée scolaire, le ministre tente une option d’apaisement. Il écoute, beaucoup, reconnaît certains interlocuteurs, invite au calme…
Les grévistes, un temps apaisés, sont soudain réanimés par un événement. C’est l’arrivée de Gustave EBONGUE, Directeur Général adjoint, au volant de son Mitsubishi Pajero. « Il n’entre pas, nous avons décidé de ne pas les laisser entrer. C’est à cause d’eux que nous sommes dans cette situation », lancent presqu’en chœur les manifestants dont certains ont pris le soin de se positionner devant le portail d’entrée.
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Dans son costume gris, la cravate mal ajustée, Gustave EBONGUE donne l’impression d’être parti de chez lui dans la précipitation. Les yeux grands ouverts derrière ses lunettes, l’ingénieur principal de Génie Civil ne cache pas son étonnement face à la situation. Mais une fois sorti du véhicule, sa démarche sûre et son allure de directeur d’école primaire lui redonnent une certaine crédibilité…
Désiré ABOGO NTANG, le Directeur Général, est aux abonnés absents. Ancien Conseiller Technique N°1 au Ministère des Travaux Publics, l’ingénieur polytechnicien est, lui aussi, déclaré « persona non grata » depuis le début du mouvement d’humeur. ça tombe bien, il ne viendra pas. Après quelques minutes de négociation, Emmanuel Nganou Djoumessi obtient des grévistes l’autorisation de faire entrer Gustave EBONGUE…
A l’étage, c’est une salle de conférence lugubre qui accueille les membres du Conseil d’administration. Poussière, meubles défraichis et parfois déchirés, odeur d’humidité… confirment l’environnement difficile que traverse l’entreprise depuis des mois. La sécession du Conseil d’Administration extraordinaire est plutôt courte, autour de trois quarts d’heure. Gustave EBONGUE est nommé Directeur général, et Prosper Ateba ENGUENE, son adjoint.
Qu’a donc fait Désiré ABOGO NTANG de ses quatre ans passés à la tête du MATGENIE? Pourquoi a-t-il été débarqué aussi violemment de l’entreprise? Pour le comprendre, il faut revenir en 2019.
Désiré ABOGO NTANG…
Il y a quatre ans de cela, personne n’aurait parié sur un départ aussi brutal de Désiré ABOGO NTANG de la Direction générale du MATGENIE.
Arrivé en juin 2017 comme un sauveur en pleine crise sociale au sein de l’entreprise publique, le successeur de Niwa Long Othon (à la tête de la structure depuis 2009) a le profil de l’emploi. Au-delà de son statut de polytechnicien, il est surtout issu de l’administration centrale. Conseiller Technique N°1 du MINTP au moment de sa nomination, il est l’une des personnes les mieux informées de la crise au MATGENIE. Pour avoir travaillé avec Emmanuel Nganou Djoumessi, il connaît à la fois l’homme et le système, les procédures, et la stratégie à adopter.
Pendant quatre ans, le digne fils du Mbam lance un programme ambitieux de diversification des sources de revenu (comme le prévoit sa feuille de route). En 2019, il réussit à signer, avec le Port Autonome de Kribi (PAK), une convention de partenariat sur la gestion des projets de BTP de la place portuaire.
Pour les deux entreprises publiques, la convention est décisive. Fonctionnel depuis seulement un an (l’accostage du premier navire commercial a eu lieu en mars 2018), le Port de Kribi est en pleine construction. Dans le plan de développement de la plateforme qu’il dirige, Patrice MELOM prévoit d’importants investissements dans l’aménagement d’une zone industrielle, des dessertes, et d’autres travaux de BTP de grande importance, nécessaires à l’installation des industries. Pour le MATGENIE, c’est un grand coup.
Concrètement, la convention prévoit la mise à la disposition du PAK du matériel de Génie civil à des tarifs préférentiels ; l’exécution des travaux de génie civil et de génie mécanique confiés par l’autorité portuaire de Kribi, en collaboration avec ses partenaires de la place portuaire.
Désiré ABOGO NTANG que je rencontre à Kribi à l’époque, ne cache pas sa satisfaction d’avoir signé cette convention. « Elle nous permet d’avoir un potentiel d’affaires, en accompagnant le PAK dans dans la réalisation de ses infrastructures. Et ça nous sécurise davantage dans le projet de rééquipement d’à peu près 700 engins, autorisé par le Chef de l’Etat sur fonds publics », déclare-t-il.
Le « rééquipement » dont il s’agit ici n’est rien d’autre que le contenu d’un accord signé avec le groupe belge DEM, quelques semaines plus tôt. Financé à hauteur de 157,430 milliards, la convention paraphée entre Désiré ABOGO NTANG et Mostafa CHENBOUT, CEO de DEM Group, porte, outre l’acquisition des 700 engins, la mise en place de 28 brigades mobiles d’entretien routier destinées aux 360 communes du pays ; la création de quatre centres de formation, etc.
Coulé dans les eaux profondes de Kribi…
Sur les 700 engins, une partie sera mise à la disposition des 28 brigades mobiles, une autre partie mise à la disposition des entreprises adjudicataires ou attributaires des marchés ; et une troisième partie, conservée par le MATGENIE pour répondre aux nombreuses sollicitations, notamment dans le cadre des travaux en régie réalisés par le MINTP.
Les jours passent, mais les engins peinent à suivre. Des démarches engagées pour comprendre ce qui bloque le projet DEM Group restent vaines. « Le projet est bloqué au niveau de la Présidence de la République », nous révèle une source, sans en dire plus.
A Kribi, dans la zone industrielle, un projet pourrait bien venir doucher tous les espoirs de la convention entre le MATGENIE et son partenaire DEM Group. Ici, depuis quelques semaines, Tractafric Equipment Cameroun, filiale du groupe Optorg (le leader des équipements industriels, miniers et de construction au Maroc et en Afrique centrale), construit ce qui deviendra la première usine d’assemblage d’engins de BTP d’Afrique centrale. L’industrie financée à hauteur de trois milliards de FCFA, doit produire 250 engins (chargeuses, bulldozers, niveleuses et compacteurs) par an dans sa première phase.
Le 23 janvier 2021, Emmanuel Nganou Djoumessi, signataire de la convention entre MATGENIE et DEM Group, est à Kribi pour l’inauguration officielle de l’Usine d’assemblage d’engins de BTP de Kribi.
Aux CTD et aux autres entreprises engagées dans les projets routiers au Cameroun, le Ministre des Travaux Publics joue les commerciaux. « La baisse du coût est formidable. Voyez-vous, chaque fois que nous formons le prix d’une infrastructure routière donnée, il y a un segment important qui est celui des équipements que l’entreprise devra mobiliser pour les travaux. Maintenant que nous aurons à produire les équipements sur place, à des coûts véritablement compétitifs, on va y aller. Cela répond également de notre stratégie d’import-substitution. Nous consommons ce que nous produisons, et nous produisons ce dont nous avons besoin », déclare-t-il.
Pour Tractafric Equipment, c’est du pain béni. Othman DOUIRI, Directeur Général de Tractafric Equipment Group, venu spécialement au Cameroun pour l’occasion, s’en donne à coeur joie. « SEM est une gamme d’engins dits utilitaires développée par Caterpillar pour la construction et l’entretien d’infrastructures », lance-t-il.
Avant d’ajouter que « la gemme répond particulièrement aux besoins de nombreux opérateurs camerounais. Il s’agit d’engins de qualité, simples et solides, avec une durée de vie de 10 000 heures. Testés localement, les engins répondent parfaitement aux conditions d’exploitation du pays. Bien que vendus à un prix plus abordable que la ligne principale CAT, les engins SEM bénéficient de tous les services associés aux équipements CAT. A savoir la garantie de suivi en pièces, l’accompagnement technique dans les mêmes ateliers, les formations, etc. Ils constituent donc l’assurance d’un équipement au meilleur niveau », conclut-il.
Alors qu’à Kribi, Tractafric Equipment compte ses premières commandes, à Yaoundé, une crise couve à la Montée du Parc. Sans salaires depuis plusieurs mois, le personnel accuse Désiré ABOGO NTANG d’autres maux, notamment de malversations et d’abus de biens sociaux.
Trois directeurs généraux en six ans
Au cours du fameux Conseil d’Administration du 27 septembre 2021, Emmanuel Nganou Djoumessi, en l’absence de Désiré ABOGO NTANG, installe Gustave EBONGUE, jusque là, Directeur Général adjoint, comme Directeur Général.
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Au nouveau conducteur du MATGENIE, il dresse une feuille de route. Mettre sur pied un plan d’apurement de la dette salariale (13 mois cumulés), réduire la masse salariale qui absorbe 85% des ressources mobilisables par l’entreprise, poursuivre la stratégie de diversification des revenus, transformer l’entreprise et l’aligner sur le modèle des entreprises commerciales privées.
« Je déplore le fait que la masse salariale absorbe 85% des ressources mobilisables par l’entreprise. C’est excessif. Il faut reconnaître que le MATGENIE est une entreprise publique, elle doit produire pour assurer ses charges d’exploitation. Elle n’est plus en attente de quelque subvention que ce soit du gouvernement. Encore que ces subventions répondent à une prestation précise qu’il faut assurer », déclare, à l’époque, Emmanuel Nganou Djoumessi.
Mais lorsqu’il quitte la « Montée du Parc », Emmanuel Nganou Djoumessi sait que le changement de Directeur Général ne suffira pas. D’autres problèmes plombent l’entreprise. Dans cette masse salariale, plusieurs employés sont en situation irrégulière. Par ailleurs, plusieurs prestations réalisées par l’entreprise restent impayées. A lui seul, le Ministère des Travaux Publics doit près de 700 millions de FCFA à l’entreprise. Enfin, en raison de l’échec dans la mise en œuvre de la convention signée avec le groupe DEM, le parc du MATGENIE est obsolète, certains engins ont été dépossédés de leurs pièces essentielles…
Désormais installé dans son bureau, Gustave EBONGUE se met au travail. Avec l’accompagnement de sa tutelle administrative, un recensement du personnel de l’entreprise est lancé début juillet 2022. Le Comité Adhoc interministériel créé à cet effet identifie 109 personnels en règle et 105 autres en possession des dossiers irréguliers. Une flotte constituée de 110 engins « fonctionnels » est identifiée.
Un plan de financement des urgences est déclenché. Le Ministère des Travaux Publics annonce une première subvention exceptionnelle de 659,704 millions de FCFA par le gouvernement. Une partie de cet argent, 439,803 millions de FCFA, apprend-on à l’époque, sera affectée au plan de relance des activités. Ceci, à travers l’exécution des chantiers de génie civil, la remise en état de certains matériels identifiés et les activités classiques de location.
A côté de ce plan d’urgence, un plan de refinancement du MATGENIE est élaboré. Septembre 2022, Emmanuel Nganou Djoumessi annonce le déblocage d’une enveloppe d’1,889 milliard de FCFA. « L’argent sera versé sous forme de prêt actionnaire à compter de la date de mise en vigueur d’une convention d’avance en compte courant actionnaire entre l’Etat et le MATGENIE», explique-t-il.
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« C’est une mesure qui vient s’ajouter à celles déjà prises, dans le but de redresser le MATGENIE. En effet, après examen et analyse de la situation financière de cette entreprise, un plan de trésorerie a été arrêté d’accord partie. Les soldes créditeurs seront productifs d’intérêt au taux annuel d’1,5% à provisionner par le MATGENIE et le remboursement du capital sera linéaire sur une période de trois ans », ajoutera le membre du gouvernement.
L’argent a-t-il été viré dans les comptes du MATGENIE ? Nous n’avons pas en mesure de l’affirmer. Quoiqu’il en soit, sur le terrain, l’impact de ces mesures est invisible. La crise sociale au sein de l’entreprise couve, le 26 décembre 2023, deux ans presque jours pour jours après son installation de Gustave EBONGUE, est remercié. Emmanuel Nganou Djoumessi installe TIKUM Elias MBANWEI, Ingénieur Principal des Travaux du Génie Civil, ancien inspecteur Général des Services au MINTP. C’est la troisième installation du Ministre des Travaux Publics en l’espace de six ans.
Frégist Bertrand TCHOUTA est journaliste, Directeur de la publication de BOUGNA, Newsmagazine francophone spécialisé sur l’automobile et les infrastructures de transport. Il est par ailleurs secrétaire exécutif de l’observatoire Indépendant des Transports (OBIT).